Notre démocratie, telle que nous la souhaitons, serait-elle en danger?
Capacité Économique CFEE10.31.19Nous vivons en démocratie, une démocratie établie grâce à la détermination de nombreuses personnes qui sont venues avant nous et qui y ont parfois laissé la vie. Et pourtant, il faut bien le dire, nous tenons la démocratie pour acquise. Essentielle à nos droits et libertés, la démocratie est un droit, un privilège, mais je crois qu’elle est en danger dans de nombreuses nations soi-disant développées, longtemps les bastions de la protection de la démocratie. Notre indifférence pourrait nous coûter très cher un jour.
Pourquoi un tel pessimisme? Voyons d’abord quelle est l’essence de la démocratie et ce qui fait que la démocratie devrait fonctionner. La démocratie repose sur une société libre dont les citoyens peuvent, régulièrement, décider qui les gouvernera, dictera les lois et mettra en place des politiques pour rendre la vie meilleure.
Pour que la démocratie fonctionne bien, les citoyens doivent être suffisamment informés pour pouvoir prendre des décisions éclairées concernant les options que les candidats politiques leur présentent.
Pour cela, il faut (a) un système d’éducation de qualité, soit une combinaison de scolarisation formelle, de médias fiables et compétents et d’autres technologies d’information que l’ensemble des citoyens peut utiliser pour s’informer sur les enjeux courants; (b) des enjeux et des options qui sont raisonnablement faciles à comprendre, pour que les citoyens puissent faire des choix éclairés; et (c), un système équitable, ouvert, régulier et facile d’accès qui permet aux citoyens de confirmer leurs décisions en votant pour le candidat et le parti de leur choix.
Mais quelle est la réalité aujourd’hui? Notre société – et le monde – change à une vitesse incroyable. Nos systèmes d’éducation peinent à suivre le rythme. Cela n’a jamais été facile de préserver la pertinence des programmes, mais c’est un défi qui devient maintenant une tâche impossible.
De plus, le changement et les réalités économiques exercent une pression sur les médias, qui ne peuvent plus investir dans la recherche et la couverture comme ils avaient l’habitude de le faire. La couverture médiatique ne peut plus être aussi large et approfondie qu’auparavant. Les lecteurs et les téléspectateurs se concentrent de plus en plus sur les gros titres et les infos rapides de type Twitter où il est impossible de trouver tout le contexte et toute la couverture voulus, ni tous les différents points de vue.
Parallèlement, nous vivons maintenant dans un monde où chacun peut devenir une source d’information, afficher sa pensée, son opinion et des images au hasard, souvent sans grande crédibilité et généralement sans souci de vérification. De soi-disant sources de nouvelles profilèrent maintenant, tel un Far West médiatique, et il est difficile de discerner les sources crédibles de celles qui ne pourraient en fait que chercher à influer sur l’opinion en répandant des mensonges et en faisant de la désinformation.
De surcroît, les enjeux deviennent de plus en plus complexes. Comme ils sont plus difficiles à comprendre, les citoyens peinent à s’en faire une opinion éclairée. Comment les Britanniques ont-ils pu se forger une opinion éclairée sur les diverses options qui se présentaient à eux avant de voter sur le Brexit? Malgré tout ce qui s’est dit dans les médias pendant toute la période qui a suivi le vote en faveur du Brexit, il serait très difficile pour quiconque au R.-U. de parler d’une voix vraiment éclairée à propos des questions en jeu.
Quand le président Trump a annoncé, de façon presque saugrenue, l’imposition d’importants tarifs douaniers sur les importations et qu’il s’est mis à déclencher des guerres commerciales sur plusieurs fronts, les Américains étaient-ils nombreux à vraiment comprendre les conséquences de ces tarifs sur les entreprises, les consommateurs et l’économie? Quand les initiés du milieu politique au Canada ont déchiré leur chemise au sujet de l’affaire SNC-Lavalin, est-ce que le citoyen moyen comprenait vraiment ce qui se passait et savait si c’était approprié ou non?
Combien d’électeurs peuvent se forger une opinion éclairée sur les politiques relatives à la Corée du Nord, à l’Iran, à la Russie, à Hong Kong et aux questions de politique étrangère? Et si les changements climatiques sont bien réels – quoi qu’en dise le président Trump – il n’en demeure pas moins qu’il s’agit d’une question éminemment complexe.
Les politiciens s’occupent de politiques qui jouent sur le leadership et les politiques de la banque centrale relatives aux taux d’intérêt et à la gestion financière de notre nation; ils s’occupent des dépenses du gouvernement, de ses politiques fiscales, du déficit annuel et de l’augmentation de la dette nationale; ils s’occupent d’Internet et des services numériques, de l’accès à ces services et de leurs coûts; des investissements dans l’infrastructure et des priorités à cet égard, etc.
La question est la suivante : évoluons-nous vers un monde complexe où, sans véritable amélioration de l’éducation publique et de l’information, il ne sera plus possible pour les électeurs de prendre des décisions politiques éclairées? Est-ce les Donald Trump et Boris Johnson de ce monde ont du succès avec des déclarations politiques à saveur populiste, faciles à comprendre, uniquement parce que les gens ne parviennent plus à suivre le rythme et à vraiment comprendre les enjeux et les défis qui se présentent à leur nation et les décisions qu’elle doit prendre? Risquent-ils de suivre leurs traces?
Dans bien des élections, la participation des électeurs est navrante. Pourquoi? Parce que cela les laisse indifférents ou parce qu’ils ne comprennent pas suffisamment les enjeux et les options pour pouvoir s’en faire une opinion sûre et éclairée? Ou les deux? L’indifférence des électeurs, combinée à la vulnérabilité aux solutions politiques simplistes proposées pour des problèmes complexes, menacera-t-elle notre démocratie (à tout le moins la démocratie telle que nous la souhaitons)? Si oui, comment cette menace se traduira-t-elle? Les résultats de nombreuses élections dans le monde me permettent de dire que nous sommes à risque. Mais je ne vois personne qui s’attaque à ce problème et tente vraiment de le régler. Comment pourrons-nous combler l’écart entre les enjeux de plus en plus complexes auxquels doivent s’attaquer les sociétés modernes et la capacité de l’ensemble des citoyens de faire des choix politiques éclairés parmi toutes les options que leur présentent les candidats et les partis politiques en lice?
Pour ma part, je suis convaincu que le défi et les risques sont immenses. Mais je me demande qui d’autre est aussi inquiet que moi, surtout parmi ceux qui sont en position de faire quelque chose pour redresser la situation. De nos jours, il arrive souvent que le changement se fasse sans qu’on l’ait planifié. Le changement nous submerge et, à l’occasion seulement, nous prenons le temps de nous arrêter pour nous demander où il nous a mené, et si cela fait notre affaire. Il faut que cela change aussi. Je crois qu’il est temps pour nous de regarder dans quelle direction nous nous dirigeons et d’essayer de changer de cap et d’influer sur le changement pour créer la société que nous souhaitons plutôt qu’une société qui évolue dans l’indifférence.
La démocratie est un don précieux qui nous a été légué par des gens qui ont travaillé dur pour la réaliser. Le moins que nous puissions faire, c’est de faire tout ce que nous pouvons pour la préserver.
Par Gary Rabbior
Président
Fondation canadienne d’éducation économique